Par Marion Duquerroy
Karen Knorr refuse[1] depuis le début de sa carrière, sans jamais rejeter, non, elle refuse, cela l’autorise à entrer en friction avec les multiples enjeux politiques et sociétaux qu’elle traverse depuis les années 1970. Sait-elle aujourd’hui ce qu’elle cherche en alignant cette constellation d’œuvres qui sont comme autant de disputes ? Entendons la dispute dans son sens premier, celui de débattre, alors la photographe via son médium, use joyeusement de son esprit critique, sans jamais prendre de pause. Seule ou accompagnée, Karen Knorr descend dans les clubs punks, côtoie les cercles privés, arpente les musées, s’invite dans les palaces ou dévale les routes américaines. Si beaucoup a déjà été dit sur son travail, si celui présenté ici n’est en rien un ensemble monolithe, force est de constater que ce fameux creux dessiné dont parle Angamben révèle un esprit engagé et militant.
Jamais, la photographe ne dévoile immédiatement ses préoccupations et engagements pourtant, elle ne les dissimule pas non plus. Il suffit de savoir regarder pour découvrir les jeux de truchement offrant à l’esthétisme érudit le rôle de médiateur ; voir ou écouter comme pour cette première installation nous accueillant dans l’exposition. When Will We Ever Learn ? (2001) titre-question résonnant avec celui de la chanson de Pete Seeger – Where Have All the Flowers Gone? – chanteur de folk américain et inlassable activiste anti-guerre. L’oiseau invisible siffle en boucle l’absurdité de la guerre, les pertes humaines et le désespoir de ceux et celles qui restent à les attendre. La délicatesse de la cage de verre juchée sur un guéridon inspiré du mobilier de la Wallace collection tout comme la douceur de la voix de Seeger offrent, tout en rondeur, une plongée dans les abîmes martiaux. L’inlassable chant et le frêle perchoir, dont on peut imaginer le balancier infini, sont autant de métronomes signalant l’histoire tristement mesurée par nos inclinaisons belliqueuses. Car Karen Knorr est une enfant qui a grandi dans un monde partagé entre l’Est et l’Ouest, bercée par les luttes politiques et les engagements militants. C’est dans ce contexte que son œuvre prend source et ne s’en départira jamais.
La balançoire se répète dans la chambre verte – In the Green Room (2001) – où les oiseaux exotiques entrent et sortent du tableau de Fragonard et viennent parasiter, par la superposition, la place des hommes. La femme de l’Escarpolette, comme encagée, soumise normalement à l’œil du regardeur pouvant glisser au-dessus de sa jarretière alors qu’elle perd, dans le mouvement, son escarpin, serait-elle ainsi, par l’arrivée de l’animal, protégée des effractions visuelles ?
Lorsqu’elle commence en 1994 la série Academies, les animaux qui hantent les salles et couloirs de la Royal Academy School de Londres, entre autres, sont là pour nous interroger sur la motivation du maintien d’une telle institution à l’époque contemporaine, dans un premier temps. Mais l’animal taxidermisé une fois confronté aux tableaux qui ornent les murs est aussi présent dans un second temps pour mettre à mal le réalisme de certaines toiles. C’est ici une ruse de renard que Karen Knorr utilise en parvenant à rabattre les peintures dans le seul monde de la fantaisie et du culturel en utilisant le corps de l’animal qui pourtant n’a plus rien, sauf son apparence trompeuse, de vivant. Enfin, elle inclut son travail dans un questionnement ouvert sur les fonctions mêmes de l’académie, du musée ou de l’école des Beaux-arts que sont la collection, l’exposition et la muséification. Le loup, le singe, le mouton ne sont finalement que les pelages qui viennent vêtir les interrogations de l’artiste. L’animal se meut en un questionnement allégorique, permettant de déclencher des pensées toutes contemporaines englobant aussi bien le postcolonialisme que les notions de genre. La bête peut enfin sans aucun problème faire le saut entre le passé et la période actuelle, elle est en quelque sorte un marqueur atemporel tellement son apparence semble avoir traversé le temps sans jamais s’altérer.
Instigatrices de tromperies, Karen Knorr joue dès ses débuts de la perméabilité des frontières entre nature et culture. Œuvre prolepse, si l’animal dans l’art est chose communément discuté aujourd’hui, il est important de noter qu’il l’était à peine quarante ans plus tôt. Dans la série The Connoisseurs, 1986-1988, l’artiste entame la visite d’institutions ou de lieux privés reflétant le luxe, l’érudition et le bon goût de l’Angleterre du 18ème siècle tels la Chiswick House, Osterley Park House, Sir John Soane Museum, The Dulwich Picture Gallery ou The Victoria and Albert Museum. Au milieu de l’une d’elles, Diane apparait – Shattering an Old Dream of Symmetry (1986-1988) – l’arc à la main. Est-ce la figure de la femme, puissante et chasseresse qui vient briser l’équilibre du patriarcat détenteur du savoir et du pouvoir, celle qui vient mettre en branle l’autorité de l’héritage britannique ? Nous sommes alors à la place du voyeur, celui que la déesse traquera accompagné de ses nymphes. Car, si Karen Knorr nous invite à parcourir ses photographies comme des huiles des peintres de la Renaissance, grouillant de détails signifiants, il nous faut aussi s’arrêter sur les titres. L’artiste maitrise l’art de la titrologie, nous encourageant, à la manière d’un Daniel Arasse, à relire l’image à l’aube des informations lettrées. Inscrits directement sur l’image dans les séries Gentlemen (1981-1983) et Country Life (1983-1985), ils viennent disrupter la vision première. Que ce soit à l’intérieur d’un Club londonien où seuls les hommes issus de l’aristocratie et cooptés où dans, en extérieur, dans des domaines immortalisant une certaine image d’une arcadie britannique, les titres-textes partie prenante des clichés font glisser avec humour – mais non moins aiguisé – les gestes et coutumes ancrés dans la tradition patriarcale vers une critique de la situation de la femme telle qu’elle est vue par les conservateurs qui, malgré un progrès certain des mentalités, occupent toujours trop peu les postes décisionnaires.
Et l’animal réapparait dans India Song (2008-2022) et Monogatari (2012-2017), majestueux et imposants dans ces intérieurs soignés et graphiques. Il prend la place du vivant, humain-animal, « par-delà nature et culture[2] », s’il faut les lire aux prismes des recherches de Philippe Descola. Ils ne sont plus ces pauvres ères immortalisées après l’incendie du magasin Deyrolle – Fables (2003-2022) – au contraire, ils sont les paraboles et les rêves que partagent les vivants dans leur ensemble. L’image devient un espace de dialogue inter-espèces où se jouent les histoires de toujours mêlant échanges de savoirs, conciliabules et mythes dispensant une certaine forme d’unisson.
Le parcours que propose la galerie Les filles du calvaire dans le travail de Karen Knorr met en exergue l’appétence de l’artiste dans sa recherche insatiable d’un positionnement mobile, d’un œil-caméra qui ne cesse de multiplier les points de vue, sans jamais se fixer, sans jamais se complaire. L’artiste-chercheuse qu’elle est, curieuse de ses contemporains, du monde qui l’entoure se frotte, par le truchement de l’image dont elle maitrise parfaitement les codes, aux corps politiques et sociaux. Par l’application de ses savoirs-situés, la photographe opère un décentrement permanent et critique afin de toujours sortir de l’évidence et discuter ce (ceux/celles) multiples qui compose les marges.
[1] (Quand on est jeune, la main ne sait pas ce qu’elle cherche – elle sait peut-être ce qu’elle refuse, mais ce qu’elle refuse dessine en creux la forme qu’elle cherche, la guide d’une certaine manière vers le bien inaperçu.), Giorgio Agamben, Autoportrait dans l’atelier, p.16.
[2] Concept repris à l’anthropologue Philippe Descola et développé dans son ouvrage Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.