Les dessins de Schrey s’ancrent visiblement dans une perspective d’actualité : ici, aujourd’hui. Ils assument leur rôle de dessins en transmettant des codes parfaitement lisibles. Certes, la figure pose, mais elle s’entoure aussi et surtout de nombreux accessoires (vêtements, chaussures, coiffures) – tout un folklore qui inscrit l’œuvre dans un temps donné.
Quel réalisme ! Voilà la réflexion qui nous vient presque naturellement à l’esprit lorsque nous voyons pour la première fois les dessins au crayon de couleur d’Anja Schrey. Et de fait, la figure (à l’image de l’artiste, qui se décline sur le papier dans des tenues et des poses sans cesse renouvelées) a l’air étrangement vivant, quasi palpable. Pourtant, en dépit de leur immédiateté, ces représentations conservent leur éloignement. Malgré leur présence, autrement dit l’effet produit par leur caractère hyper-réaliste, elles demeurent lointaines. Comme si elles conservaient une vie propre, qui resterait curieusement hors d’atteinte, même en y regardant de plus près. De prime abord, tout semble limpide. De toute évidence, Schrey est la clé de voûte de cette série de dessins. Réalisés au crayon de couleur sur papier, ils montrent des « portraits d’Anja Schrey ». L’artiste est non seulement le motif – résultant d’une pose et d’un habit qui se combinent pour générer l’image elle-même – mais aussi la réalisatrice, en tant qu’elle mène à bien le passage du projet de l’image à son résultat fini, dont les dimensions sont d’ailleurs très imposantes. Ce double rôle participe de certains principes fondamentaux : la tradition du réalisme (ce concept européen « classique » de reproduction de la réalité) compte beaucoup dans la réception, et des schémas interprétatifs émergent, tels que la catégorie de«l’autoportrait»1. Il se peut que l’observateur, selon son degré de connaissance anticipée, identifie la présence particulière de Schrey à travers le réalisme plus grand que nature, pour ainsi dire, de ces portraits.
(...) Les dessins de Schrey s’ancrent visiblement dans une perspective d’actualité : ici, aujourd’hui. Ils assument leur rôle de dessins en transmettant des codes parfaitement lisibles. Certes, la figure pose, mais elle s’entoure aussi et surtout de nombreux accessoires (vêtements, chaussures, coiffures) – tout un folklore qui inscrit l’œuvre dans un temps donné.
(...) Pour autant, Schrey ne recourt pas aux vêtements et aux styles dans le seul but de faciliter l’identification. Ces éléments proposent en parallèle, et de façon indissociable, une sorte de mise en lumière d’une chronologie de « l’identité construite ». (...)
De plus en plus, l’apparence s’affirme comme un moyen délibéré d’insister sur la possibilité d’un « soi » central, exprimé par son va-et-vient entre une sorte de féminité exacerbée et une attitude de pin-up plus voulue que maîtrisée, ou encore entre un regard interloqué et hautain et un état renfermé, calme et explicite. Comme un aparté : le modèle interprétatif que l’on nomme lisibilité trouve ici sa limite, en tout dernier lieu. Il déploie une scène où projeter...
(...) Le dessin résulte d’autre chose que du trait de crayon : la méthode est celle qu’on utilise pour fabriquer une image imaginée, développée en amont et restée longtemps détachée du « réel ». Voilà qui limite fortement la vie propre de l’œuvre ; le lien unissant la figure au support qui la fait exister tient plus de la mise au point d’un appareil photo, de sorte que la composition se subordonne au cadrage. Les contours dégagent nettement la figure de l’arrière-plan. (...) Chaque figure ressort par contraste, soigneusement et minutieusement travaillée, avec une naïveté presque didactique. Isolée, solitaire, déconnectée, fixée sur la blancheur écrasante du papier, la figure se concentre dans les limites des pré-histoires qui l’ont générée, et fige la tension extrême d’un instant dont la possible vie passée et future demeure secrètement et étrangement tangible. L’ultime manifestation de ses surfaces faites main, ou mieux, de sa texture haptène, s’opère hors du tableau. Carrément à distance du mur. Les feuilles étant simplement punaisées à la cimaise à l’aide de quelques pointes, la différence de nuance entre le papier et le mur est quasiment imperceptible, d’où un dangereux vacillement entre la présence plus grande que nature des figures (dont le rendu, en termes de lumière, d’ombre, de hauteur, de contours et de textures, est pratiquement physique) et leur façon de flotter, autonomes, devant le mur dont elles semblent s'affranchir.
Extrait du texte de Hans Jürgen Hafner, Tableaux vivants, 2004