Polymorphe, son art passe par la photographie, la vidéo, le dessin ou l’installation comme autant de moyens de rejouer l’acte du « retrait », de faire naître sinon un événement, du moins une posture face à lui. Et si elle paraît insaisissable, se défiant des codes et de la représentation, la démarche de l’artiste n’a rien d’une dérobade. Car le retrait dépose une trace ou, comme il l’évoque lui-même, « attire l’attention par son désistement même[1] ». C’est précisément cette pudeur à l’œuvre qui fait de son travail un générateur de possibilités de sens. […]
[1] « Waiting for change ?», entretien entre Barbara Sirieix et Ismaïl Bahri, in Le Journal de La Triennale 3, direction éditoriale Abdellah Karroum, mars 2012.
C’est qu’Ismaïl Bahri organise l’avènement de la forme, il crée des dispositifs pour mettre en place les conditions d’advenue de l’événement. La série Latence montre ainsi une encre à l’origine de cette fixation ; d’elle-même elle coagule et se solidifie au contact de l’air, formant à la surface du verre un cercle blanc sur fond détaché du fond noir. Ces dépôts dessinent alors des strates, régulières ou non, qui correspondent à la chronologie de leur durcissement. Le geste artistique d’Ismaïl Bahri déborde la simple création d’une image pour saisir la forme, le dénouement de son existence et le temps de sa formation.
En ce sens, s’il joue de ses codes, il se démarque de l’exigence scientifique ; le procédé expérimental, une fois élaboré, devient le centre névralgique de l’œuvre. Dans la vidéo Dénouement, il subordonne sa lente progression à l’exécution d’une contrainte invisible en premier lieu et contraire à toute efficacité. Nouant un fil étendu sur plusieurs dizaines de mètres, sa silhouette claudicante se rapproche, condamnée à ne progresser qu’au gré d’une gestuelle déroutante. L’obéissance à ce rite secret impose au spectateur de résister à son tour à sa propre temporalité. Libéré de tout souci de « réponse », Ismaïl Bahri n’a rien du scientifique dans son laboratoire ; sa science artistique fait du monde son laboratoire. Il isole un cadre invisible et travaille sa surface pour en faire émerger une déviance. En cela, son œuvre vient heurter toute idée même de positivisme ; il ne s’agit plus de démontrer mais de dé-montrer, trouver une manière de mener à la monstration sans « exhiber » un sens, en restant éloigné de toute velléité de dire. Dépouiller, en quelque sorte l’acte de monstration de sa volonté d’imposer une posture, un discours.
Ou comment souligner à nouveau la possibilité pour l’infime de créer l’événement. D’où l’importance de la propagation par capillarité dans sa démarche. Avec la série de photographies Sang d’encre, la peau devient une constellation. Contrairement à la matière peinture, fantasme de maîtrise de la couleur sur la surface, l’encre colonise, ne s’enfonce pas dans son sujet, elle le surmonte, l’efface petit à petit et le marque du sceau de l’absence. Une « adhésion » intime des matières que l’on retrouve dans ses Films, les pages de journaux se déroulent, par la seule force du liquide, dessinant une ligne qui vient lacérer, comme poussée par une vie propre, l’obscurité. De ce déploiement silencieux émerge une narration inédite où le sens, non plus déterminé par la nature des événements successifs, se voit subordonné à la temporalité de leur « advenue ».